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La dernière fois que j’ai vu Esteban, c’était dans un bar de la ville, on jouait avec mon groupe et on avait fait une petite fête pour son départ pour le Venezuela. On avait dû se dire à bientôt ou au revoir, je ne sais plus. On ne se rend pas toujours compte de la différence qu’il peut y avoir entre ces deux mots.
On s’est revu 15 ans plus tard. On est dans le grand salon pour prendre quelques photos. Je passe devant l’escalier qui monte dans les chambres. Je me souviens, on était dans les années 80. On s’enfermait pour écouter les premiers groupes de hardcore de grind ou de crust. Toute cette scène underground dont j’ai découvert l’existence grâce à Esteban. En 1989, il sort un premier vinyle sur son label "Alternative noise". Un album de Spikey Norman, un groupe canadien. C’est peut-être ce jour-là que la flamme s’est allumée en moi. Quelques années plus tard, je sortais mon premier vinyle aussi sur mon propre label. Je savais maintenant qu’on pouvait le faire soi-même DO IT YOURSELF !
C’est avec beaucoup d’émotions que nous suivons sa conférence. Il explique son expérience avec la police. Il raconte le jour où il s’est fait tabasser et torturer. Et quand il parle des compagnons emprisonnés ou assassinés, sa voix tremble. Nous sommes tous affectés.
"On peut se faire tuer pour un portable… On peut se faire tuer parce qu’on n’a pas voulu donner sa voiture à un gang… Il faut faire toujours super gaffe ! On a perdu pas mal de compagnons. Beaucoup sont en prison, d’autres sont morts… J’ai perdu un ami il y a trois semaines… Mais les pires c’est la police. On ne sait pas toujours dans quel camp ils sont. Pour le gouvernement ou pour l’opposition. Dans les manifestations, le gouvernement paye des polices pour tuer des gens, leur boulot c’est de faire quelques morts au hasard, il faut faire super attention".
On découvre le Venezuela par les mots qu’il utilise, par sa présence captivante. Un petit historique du pays pour mieux comprendre les problèmes actuels qui mènent le Venezuela dans une situation catastrophique. Ses explications sont lucides et d’une grande richesse d’authenticité et de clairvoyance…
"J’espère que cela va s’arranger. On n’a pas envie d’une guerre civile. C’est déjà super dur comme ça, les gens sont fatigués. Et ce n’est pas avec les armes que l’on peut améliorer les choses !"
Ce pays qu’il aime, mais qui meurt de faim, au bord de la guerre civile !
"Il y avait un camion énorme, un semi-remorque… Il était plein de bouffe à l’intérieur et il s’est fait attaquer à coup de cocktail Molotov, ils ont tiré dessus je crois. Il y avait peut-être 200 personnes. Il a été vidé en quelques minutes. On est au bord de la famine au Venezuela, c’est vraiment dur, surtout dans les villes !"
Esteban parle beaucoup d’écologie et explique le désastre que subit le pays à cause des exploitations minières. C’est même le sujet principal de cette conférence qui précède un documentaire. Au coeur même du parc national, un territoire protégé, on peut voir des compagnies étrangères et des mafias massacrer des populations indigènes et polluer les rivières et les terres. Mais celles-ci s’organisent, s’arment et parfois détruisent les routes qui mènent aux différents sites pour être tranquilles.
Esteban vit dans les montagnes dans un parc naturel et cultive la terre. Il y a 9 ans, il a quitté Biscucuy (prononcer biscoucouille). Les menaces de mort devenaient insupportables. C’est une petite ville située au pied de la cordillère des Andes dans laquelle vivait son père. "À cette époque des amis de la CNT et des gens du SCALP venaient me rendre visite. Ils s’arrangeaient toujours pour qu’il y ait du monde à la maison".
Cet été et grâce au réseau, il a pu travailler un mois en Suisse dans une ferme bio en Apiculture. Avec les différents soutiens, il a réussi à récolter environ 3000 euros. Il en faudra environ trois fois plus pour acheter le vieux cinéma de son village. Un bâtiment des années 50 qu’il espère restaurer et transformer en lieu culturel. Mais ce sera suffisant pour un premier apport et commencer son projet de cinéma et de bibliothèque, pense-t-il.
Il voulait aussi ramener des graines au pays. Il espère embobiner la police à l’aéroport pour faire passer un gros sac de graines de différentes plantes.
"J’ai l’habitude de tchatcher, parfois je leur dis que je vais appeler tel capitaine de police ou tel militaire ou une personnalité, je prends mon portable et je leur fais croire que je cherche le numéro. Tout mon cinéma peut les persuader de me laisser passer."
Le dernier soir, je lui donne plusieurs sachets de graines issues de l’agriculture biologique dont un bon millier de graines de salsifis. Il n’y en a pas là-bas. Je commence à rêver et je vois les mines d’or et de charbon recouvertes de champs de fleurs bleues. Un jour, nous irons au Venezuela et je pourrais constater avec fierté que le pays est devenu le premier exportateur de salsifis au monde…
Quand je lui demande s’il ne veut pas rester en France, il semble triste mais déterminé à poursuivre le combat pour tout simplement vivre et mener à bien ses projets culturels.
"Je vais retourner au Venezuela parce que c’est un pays magnifique, si vous voyiez, c’est le paradis ! Si seulement nous n’avions pas de pétrole, ça serait beaucoup mieux, les gens seraient même peut-être heureux. Il y a des paysages incroyables. Vous connaissez les chutes de l’Ange, les plus hautes du monde ? Elles sont menacées par l’exploitation de l’or par les Chinois... Dans les montagnes, on voit parfois passer des petits avions qui se rendent en Colombie. Il y a aussi de plus en plus de cortèges de voitures noires aux vitres teintées qui passent à toute vitesse sur les pistes."
Depuis qu’il est en France, il n’a pas vu de policier, il est surpris et nous demande si c’est toujours comme ça. Il commence à s’habituer. Il se déplace sans avoir peur, en sécurité ! Il sait qu’il faudra se déshabituer très vite. Il mesure ou alors c’est nous qui mesurons la chance que nous avons.
Ce matin, Macron a annoncé que la France allait envoyer des centaines de vivres au Venezuela et a comparé Nicolás Maduro, le Président Vénézuélien à un dictateur.
"Si le gouvernement intercepte à son profit ces aides humanitaires, il va faire comme la dernière fois, les revendre, certes à un prix plus abordable, mais ce sont des aides que nous devrions avoir gratuitement, c’est dingue ! Il faut faire attention aussi à l’opposition. On trouve dans ses rangs un tas de fascistes et de nazillons !"
Pour expliquer rapidement pourquoi le Venezuela est dans cette impasse, il faut parler bien sûr du prix du pétrole. Le Venezuela possède l’une des plus grandes réserves de pétrole au monde. Mais il est difficile à exploiter et beaucoup plus cher que celui d’Arabie Saoudite. Cette dernière avec l’aide des Américains a sacrifié le prix du baril pour garder sa position forte, rendant ainsi le pétrole bolivar invendable, et a accéléré la chute de l’économie vénézuélienne qui avait tout misé sur ces gisements. Pendant qu’en France, on se félicitait de voir l’essence à la pompe moins chère, on commençait à faire la queue au Venezuela pour acheter 1 kilo de sucre.
"Avec le prix d’un litre d’essence en France, on peut faire deux pleins au Venezuela ! L’essence ne coute presque rien chez nous, c’est bien la seule chose car l’inflation a augmenté de 700% depuis le début de l’année. Tout devient hors de prix et de mauvaise qualité."
À son retour, Esteban n’a pu acheter le cinéma, car trop cher et pas mal de boulot pour le remettre en fonction. A la place, il fait l’acquisition d’une jolie ferme. C’est dans ce cadre que se construira l’espace culturel. Il est difficile pour lui de communiquer car il n’a plus internet et les coupures de courant sont fréquentes. Mais à quelques heures de la deadline de ce numéro, j’ai enfin des nouvelles et voici la présentation du projet.
"J’ai donc acheté (à moitié payé) une ferme de 4 hectares pour le nouveau projet de l’Espace Contreculture Autogéré Al Libertaria. L’inauguration se fera le 11 novembre. La Libertaria est une organisation de valeurs tels que l’autogestion, l’autonomie, l’entraide, la solidarité, la justice, l’égalité sociale, la conscience ambiantale et la libre-pensée. Visant à favoriser la pratique et la connaissance des cultures alternatives dites "contrecultures" nous entendons ce terme comme toutes formes d’expressions et d’actions stimulantes et libératrices pour notre esprit, comme la musique, la photographie, la peinture, le théâtre, la performance, le graphisme, le recyclage, la poésie, le débat, les vidéos-forums… avec lesquels nous tentons de reconsidérer la culture comme un véritable outil de communication accessible à toutes et à tous, et non comme un produit de luxe réservé à une élite ; et n’oublions jamais que l’argent est un moyen, pas un but !"
Celui-ci est composé pour l’instant de : - la Bibliothèque Populaire Libertaire "Mauro Mejiaz" ouverte toute la semaine avec des cours d’anglais, français, soutien scolaire, musique, peinture et dessin, danse, tissage, artisanat, couture, etc. – El Ciné "Buenaventura Durruti" – un marché paysan tous les samedis et dimanches matin.
"Aussi, on va voir pour sortir une compilation de groupes vénézueliens en France pour l’an prochain…".
Cette compilation devrait sortir sur !aNGRr!, le label tenu par son frère Macario qui organise également des concerts avec le collectif du Cirque électrique à Paris.
Blabla & Propos recueillis par Chris // Photos : Esteban Mejiaz
[hupso]